Le pain du diable




Il faisait un froid de canard cette année là sur un causse gelé, blanc de neige, de glace et de givre… Aucun être vivant à l’horizon…aucun ? Au loin, on distinguait pourtant une silhouette inquiétante, qui tournait en rond, qui errait… En regardant de plus près, on pouvait distinguer… un diable… Oh ! un pauvre diable transi, grelottant, qui n’avait pas l’air dangereux du tout : et pour cause ! Lucifer l’avait jeté dehors de l’enfer en raison de son rendement nul ! En effet, en deux mille ans, il n’avait, ni récupéré, ni acheté la moindre âme… et donc, il errait, gelé frissonnant sur ce causse inhospitalier.


Mais, tout à coup, à l’horizon, il aperçut une fumée qui lui rappela la douce (douce c’est vite dit), la douce chaleur de l’enfer. Il s’approcha, la fumée venait de la cheminée d’une petite maisonnette.

Il s’approcha encore par la fenêtre, il vit un tas de braises surmonté de belles flammes qui lui parurent de bon aloi. Hésitant, il frappa à la porte qui s’ouvrit sur… un boulanger !

  • « Diable, diable » dit le boulanger « que veux tu ? »

  • « Je ne te veux aucun mal » dit le diable « je recherche qu’à me réchauffer »

  • Entre donc, diable, diable, il ne sera pas dit qu’un boulanger aura laissé quelqu’un se geler, fut-il le diable en personne ! »

Le diable s’installa donc à côté du four, et tout en humant la bonne odeur du pain, il observait le boulanger, qui façonnait, enfournait, puis revenait vers son pétrin pour préparer la prochaine fournée.

Tout à coup, il dit :

  • « Dis donc, boulanger, quel magnifique métier tu fais ! Je peux t’aider si tu veux bien. Je suis spécialiste du feu, et en échange d’un peu de chaleur, je peux t’aider à entretenir la température de ton four. »

  • « Diable, diable » dit le boulanger « tu es vraiment un drôle de diable, mais soit »

Ainsi fut fait, d’autant plus facilement que le diable n’avait qu’à pointer le bout de sa queue vers le four pour l’amener à la température idéale.

Tout allait pour le mieux entre les deux associés, quand un jour le boulanger se fit un tour de rein en pétrissant son pain.

  • « Diable, diable » dit-il « comment vais-je faire pour pétrir mon pain ? »

Le diable lui dit :

  • Boulanger, tu es un brave homme, tu m’as secouru, je veux te montrer ma reconnaissance ; pour ma part, durant les 2000 ans pendant lesquels je n’ai pas acheté d’âme, j’ai pu mettre de côté un bon pécule, grâce aux crédits alloués, chaque année, par le trésorier de l’enfer. Je suis donc à la tête d’une petite fortune, voire même d’un véritable trésor dont je ne sais que faire, car qui sur terre voudrait l’argent du diable ? Voici donc ce que je te propose ; je t’ai beaucoup observé, et nous, les diables, apprenons très vite, je suis donc capable de faire du pain à très grande échelle. Cèdes moi donc ta boulangerie, je t’offre ma fortune, suis des cours d’informatique et montes une chaîne de distribution. Ton dos sera soulagé, ta fortune est faite et je ne te demande rien en échange, sauf peut-être de faire brûler un cierge pour le salut de mon âme. »


Ce qui fut dit, fut fait. Le pain du diable acquit une renommée mondiale par son goût inimitable de feu de bois, le boulanger fit fortune et put soigner ses rhumatismes. Quant au diable, on dit que Saint Pierre en personne, alla négocier son âme auprès de Lucifer, contre l’âme d’un gros spéculateur qui s’obstinait à rentrer au paradis, arguant qu’il avait acheté beaucoup d’indulgences et qu’il avait même payé un pauvre homme pour faire à sa place le pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle…omettant quand même de citer le nombre de malheureux qu’il avait poussés à la ruine. La commission permanente du paradis n’entrant pas dans ce jeu, et Lucifer n’ayant rien à faire de l’âme de son bon à rien d’ex-employé, le pacte fut conclu sans difficulté.

Comme quoi, on peut avoir un aspect démoniaque et des qualités insoupçonnées, et nul n’est besoin d’être boulanger pour être tolérant.


Jean BRUN