Il
était une fois, au fin fond du causse, un minuscule village du
nom d’Escanocrabo. Oh ! C’était un tout petit
village, niché au creux d’une combe. Il possédait
un clocher et une petite place ombragée par un grand
chêne plus que centenaire, dont le pied était envahi de
ronces, d’orties et de chardons. On l’appelait le
chêne du Cap-y-fourre.
Derrière lui, dans son ombre, était posé un
banc de pierre sur lequel trônait le Papet, «
l’ancien » : Isidore Castagné, barbe de neige,
œil vif et clair, toujours souriant : le papet passait le plus
clair de son temps sur ce banc, à déblatérer des
contes, des légendes et autres foutaises aux galapiats du
village qui raffolaient de ses couillonnades. Il était
intarissable, le Papet, et dès qu’il était à
court d’inspiration, il regardait le grand chêne, il disait
que chaque feuille pouvait lui raconter une histoire. On croyait
qu’il parlait tout seul, qu’il repapiait, mais en fait, il
savait parler aux arbres et il comprenait le moindre bruissement de
leurs brindilles. On disait qu’il était un peu fada, mais
ce n’était pas péjoratif, puisque chez nous, fada
veut dire « habité par les fées ».
Isidore Castagné, dit « l’ancien »,
était donc le père de Justin Castagné,
lui-même père de Léopold Castagné, plusieurs
générations d’indestructibles bons à rien,
farceurs, menteurs, coureurs de jupons, mais pas méchants du
tout et braves comme le bon pain.
Puis, Léopold eut à son tour un fils, bizarrement
prénommé Napoléon… Ce qui n’est pas
courant dans nos régions…
Cela tenait au fait que Léopold Castagné, dans sa
fougueuse jeunesse, n’avait pas manqué de remarquer les
appétissantes rondeurs et les yeux de biche effarouchée
de la fille d’un marchand nommé Beauharnais, qui lui, ne
voyait pas du tout, mais alors pas du tout d’un bon
œil que sa progéniture fréquentât un tel
Jean-foutre…
Cependant, l’amour farceur, faisant fi de ces
considérations, piqua d’un dard cuisant le cœur de
la belle et l’odeur du foin coupé un soir de printemps
aidant, ce qui devait arriver arriva. La petite Joséphine
(c’était son prénom) rouge de honte, les mains
croisées sur son ventre de plus en plus rebondi, dut donc avouer
sa faute à son père. Celui-ci, comme il était
d’usage à l’époque, entra dans une
colère noire, s’arracha une touffe de cheveux, cassa
quatre assiettes, puis dut se rendre à l’évidence :
il fallait les marier. Mais quant à faire entrer le nom de
Castagné dans la famille Beauharnais, cela était
au-dessus de ses forces…
La solution vint alors de Léopold, futur beau-père et fin
diplomate, d’appeler le garçon Napoléon (car ce
serait forcément un garçon), la noblesse du prénom
compensant ainsi la rusticité du nom.
Beauharnais en parut flatté – il n’en fallait pas
plus – et ainsi naquit Napoléon Castagné qui
hérita de sa mère un regard à faire fondre la
banquise et de son père l’esprit farceur ainsi
qu’une étonnante aptitude à couillonner les
naïfs.
Arriva alors un jour à Escanocrabo un jeune vacancier toulousain
du nom de Titin Lenclume. Celui-ci, très fier de ses origines
citadines, méprisait profondément ces cul-terreux de
Crabescanains (les habitants d’escanocrabo) chez qui il ne venait
que pour se ressourcer, se mettre au vert, apporter un souffle de
civilisation à la France d’en bas. Il ne manquait jamais
de mettre en avant toutes les merveilles de la somptueuse
métropole : « et nous, qu’on a le
métro… Et nous, qu’on a le Capitole…
Et nous qu’on a l’Aérospatiale… Et que vous
ne savez même pas où c’est Balma, Saint-Sernin,
Matabiau, ni même la rue Bayard qu’il faut pas en parler,
parce qu’il y a des filles qui… Enfin ».
Ce à quoi Napoléon, un brin excédé répondit un jour :
- « Peut être, mais nous, on a le Cap-y-fourre !
-Le Cafi… Le Cafou … Quoi ? Demanda Titin, interloqué.
- Le Cap-y-fourre .
- c’est quoi, ce machin ?
-Alors Napoléon Castagné se lança dans une longue description :
- Le Cap-y-fourre, dit-il, est un insecte fossile qui régnait en
maître sur notre planète, bien avant l’Homme, bien
avant les dinosaures. C’était un scarabée
géant, bien plus gros qu’un avion, plus gros même
qu’un Airbus A 380. Il avait une carapace blindée plus
dure que n’importe quel acier, mais plus légère que
mon papier à cigarette. Il pouvait voler à des vitesses
incroyables et atterrir en douceur car il était pourvu
d’une énorme paire de roubignoles qui amortissaient tous
les chocs. Il possédait également des pièces
buccales très spéciales, à savoir
d’énormes mandibules pour casser les graines des chardons
géants, une trompe qui lui servait à pomper le jus des
mûres géantes, un dard aigu, propre à aspirer le
suc des méga orties de l’époque. Il pouvait voir
tout autour de lui grâce à une paire d’yeux
pédonculés, orientables en tous sens. Enfin, il avait des
oreilles ultra perfectionnées, bien plus efficaces que tous vos
radars…
Mais le Cap-y-fourre proliféra à grande vitesse,
épuisant toutes les ressources de la planète. Il
n’y eut bientôt plus ni mûres géantes, ni
chardons géants, ni méga orties. Alors le Cap-y-fourre
dégénéra petit à petit et devint
minuscule… Il paraît qu’il en reste encore quelques
exemplaires ici même, à Escanocrabo, au pied du
chêne, au milieu des chardons, des ronces et des orties. Des
savants sont venus l’observer, mais le Cap-y-fourre, même
tout petit, a développé un moyen de défense
extrêmement efficace : dès que tu le vois, il te pisse au
visage un liquide brûlant comme du piment d’Espelette qui
te fait instantanément perdre la mémoire. Enfin,
c’est ce qu’on dit, puisque personne ne peut se souvenir de
l’avoir vu !
Et chemin faisant, mine de rien, Napoléon et Titin
s’approchèrent du fameux chêne, quand tout à
coup, un petit cri se fit entendre : « Bêni, bêni,
bêni ! Bêni, saï… Bêni, bêni,
saï… ».
- « Tu entends ça ? » Demanda Titin.
Napoléon tendit l’oreille : « Bêni,
bêni, bêni ! Bêni, saï… Bêni,
bêni, saï… ».
- « Mais c’est le cri du Cap-y-fourre ! »
S’exclama-t-il. Et tous deux de s’approcher à pas de
loup de la grosse touffe d’orties qui masquait les racines du
chêne.
- « Il doit y avoir un nid ! » murmura Napoléon.
Titin, curieux, approcha alors son nez de fouine, écarquilla les yeux :
- « Où ça ? Où ça ? »
Napoléon lui décocha alors une claque magistrale
derrière les oreilles en criant : « Cap-y-fourre !
». .. Et Titin piqua du nez dans la touffe d’orties.
- « Aïe ! » Hurla-t-il, « Ca brûle ! »
- « Ca alors ! S’exclama Napoléon, « tu as vu
le Cap-y-fourre ! Mais évidemment, tu ne t’en souviens pas
! »
Mais le Titin se voulait plus malin que tout le monde et, du haut de sa
suffisance citadine, s’écria : « Mais bien sûr
que si, que je m’en souviens ! » Et de se lancer dans une
description détaillée du monstre antédiluvien :
« Il avait de grandes ailes vertes… Il avait
d’énormes mâchoires… Il avait une longue
trompe… Et un dard géant… Et même des
roubignoles d’enfer ! Et même… Et
même… Et même… »
Bref, il avait tout ce qu’avait dit Napoléon, et même plus…
Et Titin, la figure brûlante et boursouflée par le feu des
orties, fit en courant quatre fois le tour d’Escanocrabo en
meuglant comme un veau : « J’ai vu le Cap-y-fourre !
J’ai vu le Cap-y-fourre ! »
Il n’entendit même pas la grande rigolade de
Napoléon qui, plié en deux, avait dû
s’arrêter pour pisser au coin du muret de pierre
sèche. Il ne vit pas non plus le Papet quitter son banc et
regagner sa maisonnette en riant dans sa barbe…
Depuis, le Titin est retourné à Toulouse où il a
fait de brillantes études à l’université du
Mirail. Il est même devenu Docteur en capifourologie. Il
n’a pas eu de mal, me direz-vous, car étant le seul au
monde à avoir vu et surtout à se souvenir du
Cap-y-fourre, il fut à la fois le seul candidat et le jury ! Il
se présenta donc lui-même à la thèse et
s’attribua le titre avec ses propres félicitations.
Devenu expert mondial en Cap-y-fourre, il se fit élever une
statue au pied du chêne plus que centenaire. Il paraît
même qu’il aurait créé un Cap-y-fourre Park
en Amérique…
Il a bien sûr oublié Napoléon Castagné, qui
est resté à Escanocrabo, et qui a pris la place du Papet
sur le banc de la place du village. Il y enseigne, lui aussi, des
couillonnades aux gamins en écoutant murmurer les feuilles du
grand chêne…
Parfois cependant, Napoléon quitte son banc pour aller rendre
visite au Papet qui repose à présent dans le petit
cimetière. On dit que de temps en temps, les soirs de pleine
lune, si vous tendez l’oreille vers la petite croix de pierre,
vous entendrez un petit « Bêni, bêni, bêni !
Bêni, saï… Bêni, bêni,
saï… » suivi d’un grand rire rocailleux. Vous
l’aviez deviné : c’est bien le Papet qui, de son
banc, derrière le chêne, imitait le cri du Cap-y-fourre
lors de la promenade de Titin et de Napoléon.
Quant au fameux chêne du Cap-y-fourre, il en rigole toujours en
regardant la statue de Titin Lenclume, il en rigole pour de bon, le
bougre ; encore faut-il savoir entendre son rire dans la brise du
soir…
Et cric, et crac, moun counto es acabat !
Texte et illustration Jean BRUN
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