L'arbre qui cache la forêt  
Il y a 4 ou 5000 ans, ma végétation coulait des siècles heureux. Mes racines trempaient dans l’eau des sources, des ruisseaux et des rivières. Mes feuillages abritaient nombre d’animaux qui venaient se désaltérer dans l’onde pure du Tescou. J’étais la forêt de Sapiac, peuplée de grands chênes, frênes, ormes et tilleuls qui coiffaient prunelliers, poiriers, aubépines, noisetiers, églantiers, figuiers, cognassiers et griottiers. Une multitude d’insectes, d’oiseaux et de frugivores de toutes tailles venaient se régaler de mes fruits.
Il y a 4 ou 5000 ans, sonnait aussi pour moi l’heure du déclin. Nous assistions à la prolifération d’un animal qui se tenait debout sur les pattes arrières : le Chasséen, un bipède aussi inquiétant qu’agressif, un Homo Sapiens qui descendait à peine du singe. J’avais une stratégie pour m’en protéger, du moins de façon provisoire, et je vais vous la conter. J’essaierai d’imiter le langage primitif d’un bûcheron au poil revêche, autrement dit de mauvais poil :
« « Ramène-moi des grosses bûches, pas des brindilles, cette fois ! » qu’elle m’a grogné, Magdaleine. Je voudrais l’y voir, moi, avec les haches en bronze qu’on nous refile maintenant. Ce métal est trop mou ! Tout ce que j’ai réussi à couper, c’est ma frange, avec le rebond ! Qu’on nous rende les bonnes vieilles haches en silex, c’était quand même autre chose… En attendant, j’abattrais bien un prunellier ou un cognassier, un truc pas trop costaud quoi, mais bon sang d’aurochs, je ne vois que des chênes ! »
Impassibles, les chênes bombaient le ventre, tels des baobabs, abritant derrière eux les arbres plus vulnérables. Ne dépassaient des troncs que quelques branches dont les feuilles tressaillaient de peur. Le bûcheron tourna et retourna sans trouver un arbuste à sa portée, puis il ramassa quelques grosses branches mortes pour ne pas trop décevoir Magdaleine.
C’est ainsi que j’ai pu préserver mes arbres et mes arbustes encore quelques siècles, jusqu’à l’âge de fer et l’apparition d’outils bien plus redoutables.
Vous qui me lisez, vous descendez de ces malotrus qui ne m’ont laissé que le Jardin des plantes pour refuge. Vous transformâtes le Tescou en une voie lactée malodorante et indigeste. Platement, vous appelâtes la région « Quercy » parce que le latin « querquus » signifiait « chêne.» Et bien vous venez, je l’espère, de comprendre une chose : Le chêne, ce n’est que l’arbre qui cache la forêt.