Aucun livre dans les ténèbres   

En un temps où la place « nationale » de la cité protestante de Montauban était encore appelée « royale », vivait en ce lieu un maître drapier estimé, respecté et envié par toute la communauté. En effet, à force de travail et d’intelligence, ce bon bourgeois, fier et orgueilleux de sa réussite avait eu à cœur d’être apprécié, qualifié et reconnu par l’élite de sa cité dans tous les domaines matériels financiers politiques et spirituels de son temps …
Il tenait une belle fabrique de draps à laquelle il avait adjoint avec succès une échoppe florissante d’où il commerçait son cadix dans tout le royaume. Reconnu pour ses nombreux mérites en affaires, il s’était vu investi par ses concitoyens de l’honorable charge de consul de la ville. Et en homme pieux, il montait en prêche au temple aux offices du dimanche où sa parole était écoutée et respectée par ses coreligionnaires.
En fait toute son énergie était consacrée à la seule réalisation de son œuvre maîtresse : l’accomplissement de lui-même. Et c’est avec fierté et minutie qu’il consignait ses réflexions, ses remarques et toutes les étapes de son cheminement personnel dans les marges des 4 volumes de sa Bible.
Cet homme avait 4 fils… Il les occupait à des tâches subalternes dans ses diverses affaires.
Sentant sa dernière heure prochaine, considérant alors comme raisonnable de transmettre son bien pour que son œuvre se perpétue, il fit venir ses 4 fils à son chevet.
A l’aîné il légua sa fabrique de draps, au cadet son commerce de toiles, au troisième sa charge de consul et au benjamin sa chaire de prédicateur. Pour sceller cet acte devant la postérité il donna à chacun de ses 4 fils un des 4 volumes de sa précieuse Bible avec pour mission de continuer son étude salutaire à l’âme et de perpétuer ainsi sa propre mémoire.
Ceci fait il s’éteignit dans la nuit… Dès le lendemain, selon ses vœux, ses 4 fils prirent leurs fonctions respectives sans aucun retard
Hélas, le drapier manquait de savoir-faire, le marchand n’avait pas le sens du commerce, le consul n’était doté d’aucun charisme et le prêcheur n’avait même pas la foi. Ainsi en peu de temps, chacun échoua dans sa mission. Par ailleurs, chacun relégua au plus vite son volume de Bible donné par le père, au fin fond de caves de la place, dans des endroits les plus sombres et les plus profonds possible, où rapidement il l’oublia…
L’histoire pourrait s’arrêter là. Avec pour morale édifiante que si les fils ne sont aucunement responsables des actes de leurs pères, les pères sont pleinement responsables du choix des valeurs qu’ils transmettent à leurs fils... Mais voici la suite de notre récit...
Les années, les siècles ont passé. La place royale est devenue impériale puis nationale. Voici peu, j’ai repris une petite librairie de livres anciens à l’angle de la place. Le vieux bouquiniste castillan qui me l’a cédé m’a bien recommandé de ne jamais ranger de livres dans la crypte qui fait office de cave sous la boutique. « Ningun libro en las tenieblas ! » m’a t’il confié avec beaucoup d’insistance. « Aucun livre dans les ténèbres ! ». L’entrée même de ce souterrain était condamnée par une lourde plaque d’acier. Mais une fois maître des lieux je me suis empressé de libérer le passage et de m’approprier l’espace pour entreposer des livres dans cette cave spacieuse et saine. Le lendemain quelle ne fut pas ma surprise de trouver tous les ouvrages répandus ouverts sur le sol. Cependant, aucun ne manquait. Aussi je remis tout en ordre et refermais avec la lourde plaque à laquelle j’ajoutais un cadenas de bonne taille. Et le lendemain, je retrouvais la plaque et son cadenas, en place, intacts. Aussi qu’elle ne fut pas ma surprise de découvrir dans la cave close le même chamboulement livresque de la veille…
Il faut bien se rendre à l’évidence, l’âme du vieux drapier n’aura pas de repos tant que son fantôme n’aura pas réuni et sorti des ténèbres les 4 volumes de sa Bible. D’ici là, place nationale, « Ningun libro en las tenieblas ! »
E cric e crac mon counto est acabat.