De branche en branche  
Nous étions à Mouillac, au cœur du Quercy et du moyen-âge. L’heure du dîner approchait pour les habitants attablés dans un pré. Un martèlement sourd et lent se mit à résonner dans le sol. A mesure qu’il grandissait, apparurent des craquements de branches durs comme le tonnerre, puis des crissements énormes, comme si l’on déchargeait des charretées de gravats. D’étranges gémissements ricochaient aussi contre les collines. Quand le vacarme s’arrêta, un géant ventru et barbu apparut à l’orée du bois : le terrible ogre du Quercy.
« Tu fais toujours autant de bruit quand tu manges, l’ogre, mais… pourquoi gémis-tu de la sorte ? » lui demanda le forgeron.
« Je gémis parce que j’ai mal aux dents. » répondit le géant qui se débarrassait des ronces accrochées à ses pantalons. « Je ne viens pourtant de mâcher que des glands de chêne et des fruits d’églantier. »
« Méfie-toi des sucreries ! » lui lança le rebouteux. « Ne bouge pas, je vais inspecter ta bouche si tu veux bien la garder grand-ouverte. » Et l’homme monta sur les épaules du sabotier, qui grimpa sur le dos du forgeron, auquel la lavandière faisait la courte-échelle. « Pouah ! mais ton haleine pue le rat crevé ! » s’exclama le rebouteux, arc-bouté sur les incisives de l’ogre. « Et tu as une molaire cariée, creuse, remplie d’immondices ! » Il en sortit de ses mains un rat mort, des pommes, des poires, des prunes, des pêches et des cerises pourries. Il ne restait plus qu’un solide tronc de cornouiller planté au centre de la dent. « Je t’arracherai la molaire à la prochaine lune, mais tu devras en attendant la curer tous les jours, et puis essaye d’extirper ce pieu de cornouiller qui doit te faire horriblement mal ! Je ne suis pas menuisier, mais une solide branche de chêne devrait convenir. » Et le géant repartit afin de tenter de calmer sa douleur.
Le lendemain, il revint, gémissant de plus belle. « J’ai essayé une multitude de branches de chêne, elles ont toutes cassé dès que je les ai tordues pour atteindre le fond de la dent. »
« Prend donc des branches de merisier, elles sont souples et fortes ! » conseilla le menuisier.
Le lendemain, l’ogre revint une fois de plus en se tenant la mâchoire. « Les branches de merisier ont bien remonté les épluchures d’oignons, mais elles ne sont pas assez fortes pour enlever le pieu en cornouiller ! »
« Va donc dans la vallée de la Lère, tu y trouveras une grosse liane agrippée à un peuplier. Arrache-en trente bonnes coudées, attache la autour du pieu et tire de toutes tes forces ! » suggéra le patriarche.
Le lendemain à l’aube, les gens de Mouillac entendirent un cri énorme suivi d’une plainte, puis plus rien. Très inquiets, ils partirent tous ensemble pour le repaire de l’ogre du Quercy. Après deux bonnes heures de marche, quelle ne fut pas leur surprise quand ils virent le géant en pleine forme, dressant une immense table taillée dans un orme !
« Venez donc manger avec moi des fruits et des légumes dans ces belles assiettes que j’ai sculptées pour vous dans le cornouiller. Ce pieu ne me tourmentera plus, et la molaire cariée s’est arrachée en même temps, me voilà guéri ! »
Le malin patriarche adressa des clins d’œil à toute la tablée.

Si vous vous promenez dans les alentours de Mouillac, vous trouverez facilement le bois des cure-dents : il est parsemé de branches cassées. Au lavoir, vous verrez une grande vasque blanche avec une bonde centrale, c’est la molaire que notre ogre avait donné à la lavandière. Et si, au détour d’un bois, vous croisez un ogre du Quercy, offrez-lui un bouquet de poireaux, il est végétarien.

Nicolas Guiraudet