Gabach, l'étrange étranger



En cet an de grâce 1150 et quelques, la préparation de la fastueuse foire de septembre occupait tous les esprits et toutes les énergies de la riche cité de Saint Antonin.
A l’abri des hauts remparts du bourg, les paysans parquaient leurs bestiaux près du foirail, les drapiers tendaient leurs écheveaux de toile aux travois calés dans leurs sargets, les tanneurs exposaient leurs peaux finement travaillées sur les étals montés pour l’événement du lendemain. Tout le monde s’affairait fébrilement à ces préparatifs pour la réussite de cette foire, clé de la richesse de la ville.
Vient à passer, sous les murs, un pauvre vagabond, étrange étranger. Famélique et pouilleux, sans pays et sans nom. Il va de l’avant, appuyé sur son bâton, l’habit crotté, les chausses déchirées, ignorant les chiens aboyants et menaçants sur ses talons.
« Oum vas gabach ? Où vas tu étranger?
- Je viens mander l’hospitalité pour la nuitée !
- Et pourquoi pas pour l’année ! Passe ton chemin de misère, mauvaise augure, et ne reviens que quand les maîtres eux-mêmes auront faim ! »
L’homme continua sa route dans le couchant…
Dans la nuit un brouillard poisseux et froid plomba la cité. Quant, au matin, il fut dissipé, on découvrit toutes les bêtes couchées, malades, certaines inertes. Une moisissure tenace avait champignonné sur les peaux et les cuirs. Les draps étaient sales, fanés, définitivement rêches.
La foire fut un désastre…
Après ce revers de fortune, chacun reprit tant bien que mal ses activités.
Mais dans les jours qui suivirent, les troupeaux furent fatalement frappés de nombreux maux et dépérirent en peu de temps. Plus de bêtes, plus de peaux ni de laine, donc plus de cuirs ni de draps : la ruine… La maladie frappa les hommes. La maladrerie ne désemplissait plus. Le grain fermenta dans les greniers. Les gens s’empoisonnèrent avec. Le peuple eut faim dès les premières neiges. Le printemps n’apporta aucune chaleur. Les insectes dévorèrent les jeunes pousses. La sécheresse sévit tout l’été. L’Aveyron ne coulait plus. Même les maîtres avaient faim et leurs banquiers se faisaient plus pressants que les collecteurs d’impôts du roi.
Septembre arriva. Personne n’avait le cœur à préparer la foire. Les fosses communes seules débordaient d’une vie grouillante…
Vient à passer l’étrange étranger sous les murs de la cité damnée.
« Oum vas gabach ?  Où vas tu étranger?
- Je viens mander l’hospitalité pour la nuitée !
- Malheureusement nous n’avons plus que peine et douleur à t’offrir, mon frère. Mais prends donc ce pain, bien qu’un peu rassis, et cette pomme, un peu flêtrie. C’est tout ce dont nous nous nourrissons au mieux depuis bien longtemps.  Pour ton bien, reste hors de nos murs car en leur sein ne règne plus que la pestilence. Si tu veux te poser, tu peux prendre terre près de Laussier il y a là la ferme d’une honnête famille de laboureurs entièrement décimée dans l’année. »
Le vagabond prit le pain, la pomme et répondit à l’invite en allant au lieu dit où il prit terre et même femme et fonda famille.
 Depuis ce temps, la ferme du Gabach bien qu’isolée est toujours restée prospère. Au bourg,  la vie reprit peu à peu son cours normal. Plus jamais on ne refusa l’hospitalité aux étranges étrangers dans la bonne cité de Saint Antonin.
E cric e crac moun counto est acabat !